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André était soucieux et attendri : il marchait de long en large, les mains croisées derrière le dos, regardant sans voir et hochant la tête d’un air absorbé. Craignait-il l’issue de la guerre, ou regrettait-il sa femme ? L’un et l’autre peut-être ; mais il était évident qu’il ne tenait pas à être surpris dans ces dispositions, car, à un bruit de pas qui se fit entendre dans la pièce voisine, il s’approcha vivement de la table, dégagea ses mains et fit semblant de ranger sa cassette, pendant que sa figure reprenait son expression habituelle de calme impénétrable.

La princesse Marie entra en courant, et toute hors d’haleine : « On m’a dit que tu avais fait atteler, et moi qui désirais causer seule avec toi… car Dieu sait pour combien de temps nous allons nous séparer… Cela ne t’ennuie pas au moins que je sois venue ?… Tu es bien changé, Andrioucha, » ajouta-t-elle, comme pour expliquer sa question.

Elle n’avait pu s’empêcher de sourire en l’appelant ainsi, car il lui paraissait étrange que ce beau garçon, dont l’extérieur était si sévère, fût l’Andrioucha de ses jeux, le petit gamin efflanqué et polisson de son enfance.

« Où est Lise ? dit-il en répondant à la question de sa sœur par un sourire.

— Elle s’est endormie de fatigue sur mon canapé ! Ah ! André, quel trésor de femme vous avez là !… Une véritable enfant, gaie, vive : aussi je l’aime bien. »

Le prince André s’était assis à côté de sa sœur et gardait le silence ; un sourire ironique se jouait sur ses lèvres, elle le remarqua et reprit :

« Il faut être indulgent pour ses petites faiblesses… Qui n’en a pas ? Elle a été élevée dans le monde : sa position actuelle est très difficile… il faut se mettre à la place de chacun : tout comprendre, c’est tout pardonner. Tu avoueras qu’il est bien dur pour elle, dans l’état où elle se trouve, de se séparer de son mari et de rester seule à la campagne… oui, c’est très dur d’être obligée de rompre ainsi avec ses habitudes passées. »

Le prince André l’écoutait comme on écoute les personnes que l’on connaît à fond.

« Mais toi, tu vis bien à la campagne ?… Tu trouves donc cette existence bien difficile à supporter ?

— Oh ! moi, c’est tout différent. Je ne connais rien, et je ne puis désirer une autre existence ; mais, pour une jeune femme habituée à la vie du monde, enterrer ses plus belles années