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ce qu’est un Hof-kriegs-wurstschnapsrath ! Si Souvorow n’a pas eu ses coudées franches avec lui, ce n’est pas Michel Koutouzow qui les aura. Non, mon ami, vos généraux ne vous suffiront pas : il vous faudra des généraux français, de ceux qui se retournent contre les leurs pour lutter avec Bonaparte. On a déjà envoyé à New-York l’Allemand Pahlen à la recherche de Moreau, ajouta-t-il en faisant allusion à la proposition faite à ce dernier d’entrer au service de la Russie. C’est inouï ! Les Potemkin, les Souvorow, les Orlow, étaient-ils des Allemands ? Crois-moi, ou bien ils n’ont plus de cervelle, ou bien c’est moi qui ai perdu la mienne. Je vous souhaite bonne chance, mais nous verrons. Bonaparte un grand capitaine ? Oh ! oh !

— Je suis loin de trouver notre organisation parfaite, mais j’avoue que je ne partage pas votre manière de voir ; moquez-vous de Bonaparte, si cela vous plaît : il n’en sera pas moins un grand capitaine.

— Michel Ivanovitch, s’écria le vieux prince, entendez-vous ? »

L’architecte, qui était fort occupé de son rôti, avait espéré se faire oublier.

« L’entendez-vous ? Je vous ai toujours soutenu que Bonaparte était un grand tacticien : eh bien, c’est aussi son avis à lui.

— Mais certainement, Excellence, murmura Michel Ivanovitch, pendant que le prince riait d’un rire sec.

— Bonaparte est né sous une heureuse étoile, ses soldats sont admirables, et puis il a eu la chance d’avoir affaire aux Allemands en premier et de les avoir battus : il faut être un bon à rien pour ne pas savoir les battre ; depuis que le monde existe, on les a toujours rossés, et eux ne l’ont jamais rendu à personne !… Si ! pourtant, ils se sont rossés entre eux… mais cela ne compte pas ! Eh bien, c’est à eux qu’il est redevable de sa gloire !… »

Et il se mit à énumérer toutes les fautes commises, selon lui, par Bonaparte, comme capitaine et comme administrateur. Son fils l’écoutait en silence, mais aucun argument n’aurait été assez fort pour ébranler ses convictions, aussi fermement enracinées que celles de son père ; seulement, il s’étonnait et se demandait comment il était possible à un vieillard solitaire et retiré à la campagne de connaître aussi bien dans leurs moindres détails toutes les combinaisons politiques et militaires de l’Europe.

« Tu crois que je n’y comprends rien, parce que je suis