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et sa petite lèvre retroussée avec son fin duvet avaient toujours le même sourire gai et gracieux.

« Mais c’est un palais ! » dit-elle à son mari. Elle exprimait son admiration comme si elle eût félicité un maître de maison sur la beauté de son bal. « Allons, vite, vite ! »

Et elle souriait à son mari et au vieux Tikhone qui les conduisait.

« C’est Marie qui s’exerce ; allons doucement, il faut la surprendre. »

Le prince André la suivait avec tristesse.

« Tu as vieilli, mon vieux Tikhone, » dit-il au serviteur qui lui baisait la main.

Au moment où ils allaient entrer dans la salle d’où partaient les accords du piano, une porte de côté s’ouvrit et livra passage à une jeune et jolie Française : c’était la blonde Mlle Bourrienne, qui parut transportée de joie et de surprise à leur vue, et s’écria : « Ah ! quel bonheur pour la princesse !… Il faut que je la prévienne !…

— Non, non, de grâce ! Vous êtes Mlle Bourrienne : je vous connais déjà par l’amitié que vous porte ma belle-sœur, lui dit la princesse en l’embrassant. Elle ne nous attend guère, n’est-ce pas ?… »

Ils étaient près de la porte derrière laquelle les mêmes morceaux allaient se répétant sans relâche. Le prince André fronça le sourcil, comme s’il s’attendait à éprouver une impression pénible.

Sa femme entra la première ; la musique cessa brusquement. On entendit un cri, un bruit de baisers échangés, et le prince André put voir sa sœur et sa femme, qui ne s’étaient rencontrées qu’une fois, à l’époque de son mariage, tendrement serrées dans les bras l’une de l’autre, pendant que Mlle Bourrienne les regardait, la main sur le cœur et prête à pleurer et à rire tout à la fois.

Il haussa les épaules, et son front se plissa comme celui d’un mélomane qui entend une fausse note. Les deux jeunes femmes, ayant reculé d’un pas, se jetèrent de nouveau dans les bras l’une de l’autre pour s’embrasser encore en se prenant les mains et la taille. Finalement, elles fondirent en larmes, à sa grande stupéfaction. Mlle Bourrienne, profondément attendrie, se mit à pleurer. Le prince André se sentait mal à l’aise, mais sa femme et sa sœur semblaient trouver tout naturel que leur première entrevue ne pût se passer sans larmes.