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À propos de mariage, savez-vous que, tout dernièrement,« la tante en général », Anna Mikhaïlovna, m’a confié, sous le sceau du plus grand secret, un projet de mariage pour vous. Ce n’est ni plus ni moins que le fils du prince Basile, Anatole, qu’on voudrait ranger, en le mariant à une personne riche et distinguée, et c’est sur vous qu’est tombé le choix des parents. Je ne sais comment vous envisagerez la chose. Mais j’ai cru de mon devoir de vous en prévenir. On le dit très beau et très mauvais sujet : c’est tout ce que j’ai pu savoir sur son compte. Mais assez de bavardage comme cela ; je finis mon second feuillet, et maman m’envoie chercher pour aller dîner chez les Apraxine. Lisez le livre mystique que je vous envoie et qui fait fureur chez nous. Quoiqu’il y ait dans ce livre des choses difficiles à atteindre avec la faible conception humaine, c’est un livre admirable, dont la lecture calme et élève l’âme. Adieu. Mes respects à monsieur votre père, et mes compliments à Mlle Bourrienne. Je vous embrasse comme je vous aime.

« Julie. »

« P.-S. Donnez-moi des nouvelles de votre frère et de sa charmante petite femme[1]. »


Cette lecture avait plongé la princesse Marie dans une douce rêverie ; elle réfléchissait et souriait, et son visage, éclairé par ses beaux yeux, semblait transfiguré. Se levant tout à coup, elle traversa résolument la chambre, et, s’asseyant à sa table, elle laissa courir sa plume sur une feuille de papier ; voici sa réponse :


« Chère et excellente amie, votre lettre du 13 m’a causé une grande joie. Vous m’aimez donc toujours, ma poétique Julie ! L’absence, dont vous dites tant de mal, n’a donc pas eu sur vous son influence habituelle. Vous vous plaignez de l’absence ? Que devrais-je dire, moi, si j’osais me plaindre, privée de tous ceux qui me sont chers ? Ah ! si nous n’avions pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste ! Pourquoi me supposez-vous un regard sévère, quand vous me parlez de votre affection pour ce jeune homme ? Sous ce rapport, je ne suis rigide que pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres, et si je ne puis les approuver, ne les ayant jamais res-

  1. En français dans le texte (Note du traducteur.)