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de fatigue et d’ennui… Vous tenez à savoir ce qu’on a décidé ? Eh bien, on a décidé que Bonaparte a brûlé ses vaisseaux, et il paraîtrait que nous sommes sur le point d’en faire autant. »

Le prince Basile parlait toujours avec nonchalance, comme un acteur qui répète un vieux rôle. Mlle Schérer affectait au contraire, malgré ses quarante ans, une vivacité pleine d’entrain. Sa position sociale était de passer pour une femme enthousiaste ; aussi lui arrivait-il parfois de s’exalter à froid, sans en avoir envie, rien que pour ne pas tromper l’attente de ses connaissances. Le sourire à moitié contenu qui se voyait toujours sur sa figure n’était guère en harmonie, il est vrai, avec ses traits fatigués, mais il exprimait la parfaite conscience de ce charmant défaut, dont, à l’imitation des enfants gâtés, elle ne pouvait ou ne voulait pas se corriger. La conversation politique qui s’engagea acheva d’irriter Anna Pavlovna.

« Ah ! ne me parlez pas de l’Autriche ! Il est possible que je n’y comprenne rien ; mais, à mon avis, l’Autriche n’a jamais voulu et ne veut pas la guerre ! Elle nous trahit : c’est la Russie toute seule qui délivrera l’Europe ! Notre bienfaiteur a le sentiment de sa haute mission, et il n’y faillira pas ! J’y crois, et j’y tiens de toute mon âme ! Un grand rôle est réservé à notre empereur bien-aimé, si bon, si généreux ! Dieu ne l’abandonnera pas ! Il accomplira sa tâche et écrasera l’hydre des révolutions, devenue encore plus hideuse, si c’est possible, sous les traits de ce monstre, de cet assassin ! C’est à nous de racheter le sang du juste ! À qui se fier, je vous le demande ? L’Angleterre a l’esprit trop mercantile pour comprendre l’élévation d’âme de l’empereur Alexandre ! Elle a refusé de céder Malte. Elle attend, elle cherche une arrière-pensée derrière nos actes. Qu’ont-ils dit à Novosiltzow ? Rien ! Non, non, ils ne comprennent pas l’abnégation de notre souverain, qui ne désire rien pour lui-même et ne veut que le bien général ! Qu’ont-ils promis ? Rien, et leurs promesses mêmes sont nulles ! La Prusse n’a-t-elle pas déclaré Bonaparte invincible et l’Europe impuissante à le combattre ? Je ne crois ni à Hardenberg, ni à Haugwitz ! Cette fameuse neutralité prussienne n’est qu’un piège ! Mais j’ai foi en Dieu et dans la haute destinée de notre cher empereur, le sauveur de l’Europe ! »

Elle s’arrêta tout à coup, en souriant doucement à son propre entraînement.