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variée, constante et réglée. Au mouvement cadencé de son pied chaussé d’une botte molle à la tartare, à la pression ferme et égale de sa main nerveuse, on restait frappé de la forte dose de volonté contenue dans ce vieillard encore vert. Après avoir travaillé pendant quelques secondes, il retira son pied de dessus la pédale, essuya le repoussoir, qu’il jeta dans un sac de cuir cloué au tour, et s’approcha de la table. Il n’avait pas l’habitude de bénir ses enfants, mais il leur offrait toujours à baiser une joue, que le rasoir négligeait le plus souvent. Ce cérémonial accompli, il examina sa fille et lui dit avec une certaine brusquerie, qui cependant n’était pas exempte d’affection :

« Tu vas bien, tu vas bien ? Assieds-toi là… »

Et, s’emparant d’un cahier de géométrie écrit de sa main, il étendit la jambe et attira à lui un fauteuil.

« C’est pour demain, » dit-il vivement en feuilletant les pages et en marquant de l’ongle le paragraphe qu’il avait choisi.

La princesse Marie se pencha sur la table.

« Tiens, voici une lettre pour toi, » ajouta-t-il tout à coup, en retirant d’un vide-poche suspendu au mur une enveloppe dont l’adresse avait été écrite par une main féminine, et il la lui jeta.

À la vue de cette lettre, le visage de la princesse Marie se marbra de taches rouges ; elle la saisit aussitôt et la regarda.

« Est-ce de ton « Héloïse » ? demanda le prince avec un sourire glacial, qui laissa voir des dents jaunes, mais bien conservées.

— Oui, c’est de Julie, répondit-elle timidement.

— Je laisserai encore passer deux lettres, mais je lirai la troisième ; vous vous écrivez des folies, je parie,… je lirai la troisième.

— Mais lisez celle-ci, mon père… »

Et sa fille la lui tendit en rougissant.

« J’ai dit la troisième, ce sera la troisième, s’écria le vieux prince, en repoussant la lettre pour reprendre son cahier de géométrie.

— Eh bien, mademoiselle… »

Et il se pencha au-dessus de sa fille, en appuyant une main sur le dossier du fauteuil où elle était assise et où elle se sentait comme enveloppée de cette atmosphère âcre, imprégnée d’une odeur de tabac, particulière à la vieillesse et qui lui était si familière… « Eh bien, ces triangles sont égaux ; tu vois l’angle ABC. »