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de mathématiques, tournait des tabatières, travaillait au jardin et surveillait la construction de ses différentes bâtisses, qui lui donnaient fort à faire, car le bien était grand et l’on bâtissait toujours.

Jusqu’au moment de son entrée dans la salle à manger, qui avait lieu invariablement à la même heure, ou, pour mieux dire, à la même minute, sa vie entière était réglée dans ses moindres détails avec une exactitude scrupuleuse. Il était cassant et exigeant à l’extrême à l’égard de son entourage, y compris sa fille ; aussi, sans être cruel, il avait su inspirer une crainte et un respect qu’un homme vraiment méchant aurait eu de la peine à obtenir. Malgré sa vie retirée et en dehors de tout emploi officiel, aucun des fonctionnaires du gouvernement où il demeurait n’eût manqué de venir lui présenter ses devoirs et de pousser la déférence jusqu’à attendre son apparition dans le grand vestibule, à l’exemple de la princesse Marie, de l’architecte et du jardinier. Tous ressentaient du reste le même sentiment mêlé de crainte et de respect, lorsque la lourde porte de son cabinet s’ouvrait lentement pour laisser passer ce petit vieillard, avec sa perruque poudrée, ses mains sèches et fines, ses sourcils épais et grisonnants, dont l’ombre adoucissait parfois l’éclat des yeux brillants et presque jeunes encore.

Dans la matinée où devait arriver le jeune ménage, la princesse Marie traversa, selon son invariable habitude, le grand vestibule pour aller souhaiter le bonjour à son père, et, comme toujours, à ce moment-là, elle ne pouvait se défendre d’une certaine émotion, elle se signait et priait pour se donner du courage, afin que cette première entrevue se passât sans bourrasque. Le vieux serviteur poudré qui était toujours assis dans le vestibule se leva et lui dit tout bas :

« Veuillez entrer. »

Le bruit régulier d’un tour se faisait entendre dans la pièce voisine. La princesse en ouvrit timidement la porte, qui tourna doucement sur ses gonds, et s’arrêta sur le seuil ; le prince travaillait, il se retourna et reprit aussitôt son ouvrage.

Ce cabinet était plein d’objets d’un usage journalier. Une énorme table, sur laquelle étaient jetés au hasard des cartes et des livres, des armoires vitrées dont les clefs brillaient dans leurs serrures, un bureau très élevé pour écrire débout, et sur lequel s’étalait un cahier ouvert, un tour garni de ses outils, et des copeaux jonchant le parquet, témoignaient d’une activité