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Je n’ai pas tout dit. Le récit du témoin oculaire continue : « Les neutres ne peuvent garder à leur bord les blessés. Il faut les débarquer, car la gangrène et la fièvre menacent d’infecter le navire. »

La gangrène et la pourriture d’hôpital, cela fait aussi partie de la gloire militaire, avec la famine, l’incendie, la ruine, la maladie et les soldats qui tombent épuisés sur la route, le typhus, la petite vérole et le reste.

Il importe d’être complet et de ne rien oublier. Vous êtes peut-être curieux de savoir ce qu’il était advenu du second navire russe, le Koreiets. Comme les efforts de l’artillerie japonaise s’étaient concentrés sur le Varyag, il n’avait pas été touché, bien qu’il ne fût qu’à deux cents mètres de l’autre. Il rentra au port sans avarie, et son commandant, l’équipage ayant été débarqué, le fit sauter.

Et maintenant rien n’empêche de célébrer les bienfaits de la guerre. Joseph de Maistre, qui fut une haute et solennelle andouille, s’y est employé avec succès. Écoutez-le : « Lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de la civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang. »

Oui, chéri.

M. de Vogüé, un académicien comme M. Brunetière, a dit la même chose ou à peu près. On peut tout prouver, quand on a du temps à perdre. Soutenir cette thèse que le bien sort de l’excès du mal est un agréable exercice à l’usage des philosophes obtus. Pangloss s’y livrait avec conviction. Mais les pauvres diables dont on fait la chair à canon conservent tout de même le droit d’être d’un avis contraire. Malheureusement, ils n’ont pas le courage de leur opinion. De là vient tout le mal. Ayant pris depuis longtemps l’habitude de se laisser massacrer pour des