Page:Tolstoï - Dernières Paroles.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.

nouvelles victoires ; le peuple vaincu, agacé par la défaite, se hâte de rétablir son honneur et ses pertes.

Les peuples, excités les uns contre les autres par les injures réciproques, se souhaitent mutuellement l’humiliation, la ruine. Ils se réjouissent quand les calamités, la faim, la misère, la défaite frappent le pays ennemi.

L’assassinat de milliers d’hommes, au lieu de compassion, provoque chez eux une joie enthousiaste : les villes sont illuminées et tout le pays est en fête.

Ainsi s’endurcit le cœur de l’homme et s’éveillent ses pires passions. L’homme renonce au sentiment de la sympathie et à l’humanité. (Channing.)


Arrivé à l’âge du service militaire, il faut se soumettre à des ordres non motivés d’un cuistre ou d’un ignorant : il faut admettre que ce qu’il y a de plus noble et de plus grand est de renoncer à avoir une volonté pour se faire l’instrument passif de la volonté d’un autre ; de sabrer et de se faire sabrer, de souffrir la faim, la soif, la pluie, le froid, de se faire mutiler sans jamais savoir pourquoi, sans autre compensation qu’un verre d’eau-de-vie le jour de la bataille ; la promesse d’une chose impalpable et fictive que donne ou refuse avec sa plume un gazetier dans sa chambre bien chaude, la gloire et l’immortalité après la mort. Advient un coup de fusil, l’homme indépendant tombe blessé ; ses camarades l’achèvent presque en marchant dessus ; on l’enterre à moitié vivant, et alors il est libre de jouir de l’immortalité : ses camarades, ses parents, l’oublient ; celui pour lequel il a donné son bonheur, ses souffrances, sa vie, ne l’a jamais connu.

Et enfin, quelques années après, on vient chercher ses os blanchis, on en fait du noir d’ivoire et du cirage