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des mesures de précaution contre chacun, alors que personne ne songeait à comploter contre lui. Son autre soin était de faire l’hypocrite avec tous, de leur faire croire en Dieu, en la vertu, au jugement de Dieu. Il voyait que son salut n’était possible qu’en persuadant aux hommes ce à quoi il ne croyait plus. Sa fortune qui croissait sans cesse ne le réjouissait plus, mais l’effrayait. Ses parents étaient ses ennemis. Les joies simples, — manger, boire, dormir, — n’existaient plus pour lui. Toujours il se voyait l’objet des plus terribles complots.

Le malheureux Trofine Sémionovitch vécut ainsi plus de dix ans. Ceux qui l’approchaient étaient témoins de ses bizarreries et de ses originalités, mais personne ne soupçonnait ses souffrances. Et elles étaient grandes, surtout parce qu’il ne pouvait en attendre le soulagement, même dans la mort. Il se tourmentait, souffrait sans savoir pourquoi, et il avait peur de la mort malgré sa conviction qu’après la mort il n’y a plus rien, et qu’avec la vie tout est fini. Ainsi il ne pouvait racheter sa vie, ni dans ce monde, ni dans un autre.

Trofine Sémionovitch mena cette vie pendant treize ans. Un jour, en revenant de la messe, après avoir déjeuné dans sa chambre et bu du vin, renfermé dans son armoire, il se coucha pour dormir et ne s’éveilla plus.