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Wronsky, en sa qualité de maître des cérémonies, organisa, non sans peine, le programme des divertissements ; c’étaient les blinis[1], les courses de trotteurs, la chasse à l’ours, les parties de troïka, les Bohémiennes, les réunions intimes dans lesquelles on lançait au plafond des plateaux chargés de vaisselle. Le prince s’assimilait ces divers plaisirs avec une rare facilité, et s’étonnait, après avoir tenu une Bohémienne sur ses genoux, et brisé tout ce qui lui tombait sous la main, que l’entrain russe s’arrêtât là. Au fond, ce qui l’amusa le plus, ce furent les actrices françaises, les danseuses et le champagne.

Wronsky connaissait les princes, en général ; mais, soit qu’il eût changé dans les derniers temps, soit que l’intimité de celui qu’on le chargeait de divertir fût particulièrement pénible, cette semaine lui sembla cruellement longue. Il éprouva l’impression d’un homme préposé à la garde d’un fou dangereux qui redouterait son malade, et craindrait pour sa propre raison ; malgré la réserve officielle où il se retranchait, il rougit plus d’une fois de colère en écoutant les réflexions du prince sur les femmes russes qu’il daigna étudier. Ce qui irritait le plus violemment Wronsky dans ce personnage, c’était de trouver en lui comme un reflet de sa propre individualité, et ce miroir n’avait rien de flatteur. L’image qu’il y voyait était celle d’un homme bien portant, très soigné, fort sot et en-

  1. Crêpes de blé noir qu’on ne mange que pendant le carnaval.