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comme le salut : actuellement elle évitait à sa vie un bien-être trop uniformément lumineux. En relisant son travail, Levine constata avec plaisir qu’il avait de la valeur, malgré certaines idées exagérées, et il parvint à combler bien des lacunes en reprenant à nouveau l’ensemble de la question. Dans un chapitre qu’il refit complètement, il traitait des conditions défavorables faites à l’agriculture en Russie ; la pauvreté du pays ne tenait pas uniquement, selon lui, au partage inégal de la propriété foncière et à de fausses tendances économiques, mais surtout à une introduction prématurée de la civilisation européenne ; les chemins de fer, œuvre politique et non économique, produisaient une centralisation exagérée, le développement du luxe, — et par conséquent la création, au détriment de l’agriculture, d’industries nouvelles, — l’extension exagérée du crédit, et la spéculation. Il croyait que l’accroissement normal de la richesse d’un pays n’admettait ces signes de civilisation extérieure qu’autant que l’agriculture y avait atteint un degré de développement proportionnel.

Tandis que Levine écrivait, Kitty songeait à l’attitude étrange de son mari, la veille de leur départ de Moscou, à l’égard du jeune prince Tcharsky qui, avec assez peu de tact, lui avait fait un brin de cour. « Il est jaloux, pensait-elle. Mon Dieu, qu’il est gentil et bête ! s’il savait l’effet qu’ils me produisent tous ! exactement le même que Pierre le cuisinier ! » Et elle jeta un regard de propriétaire sur la nuque et le cou vigoureux de son mari.