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le service de l’État parce que tu n’y vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait répondre à un but précis ; tu voudrais que l’amour et la vie conjugale ne fissent qu’un. Tout cela n’existe pas. Et d’ailleurs le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances. »

Levine soupira sans répondre ; il n’écoutait pas, et pensait à ce qui le touchait.

Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l’un de l’autre ; chacun ne pensa plus qu’à ce qui le concernait, et ne s’inquiéta plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir fait plusieurs fois l’expérience après dîner ; il savait aussi ce qui lui restait à faire.

« L’addition », cria-t-il ; et il passa dans la salle voisine, où il rencontra un aide de camp de connaissance, avec lequel la conversation s’engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette conversation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu’il avait eue avec Levine ; son ami l’obligeait à une tension d’esprit qui le fatiguait toujours.

Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans oublier le pourboire, Levine, qui, en campagnard qu’il était, se serait épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14 roubles, n’y fit aucune attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d’habit et se rendre chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.