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Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es préoccupé ? hein ? »

Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné ; avec ce qu’il avait dans l’âme, il se trouvait mal à l’aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets où l’on dînait avec des dames ; tout l’offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.

« Moi ? oui, je suis préoccupé ; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C’est comme les ongles de ce monsieur que j’ai vu chez toi.

— Oui, j’ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t’intéressaient beaucoup.

— Je n’y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d’un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler ; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu’ils veulent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons. »

Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.

« Mais cela prouve qu’il n’a pas besoin de travailler de ses mains : c’est la tête qui travaille.