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contours des palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu’aucun souffle de vent n’agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se projetaient des ombres obliques : tout semblait composer un joli paysage fraîchement verni.

« Plus vite, plus vite », dit-il au cocher en lui glissant par la glace de la voiture un billet de trois roubles. L’isvostchik raffermit de la main la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l’équipage roula rapidement sur la chaussée unie.

« Il ne me faut rien, rien que ce bonheur ! » pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture ; et il se représenta Anna telle qu’il l’avait vue la dernière fois. « Plus je vais, plus je l’aime !… Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où peut-elle bien être ? Pourquoi m’a-t-elle écrit un mot sur la lettre de Betsy ? » C’était la première fois qu’il y songeait ; mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d’atteindre l’avenue, descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l’allée qui menait à la maison : il n’y vit personne ; mais en regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d’un voile épais ; il la reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l’attache de sa tête, et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à ses mouvements et à sa respiration.