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« convient aux maîtres » de faire ; ils n’aiment pas à les voir sortir de leurs attributions.

— C’est possible : mais je n’ai pas éprouvé de plus vif plaisir de ma vie, et je ne fais de mal à personne, n’est-ce pas ?

— Je vois que ta journée te satisfait complètement, continua Serge.

— Oui, je suis très content ; la prairie a été fauchée tout entière, et je me suis lié avec un bien brave homme ; tu ne saurais croire combien il m’a intéressé.

— Tu es content de ta journée, eh bien ! je le suis aussi de la mienne. D’abord j’ai résolu deux problèmes d’échecs, dont l’un est très joli, je te le montrerai ; puis j’ai pensé à notre conversation d’hier.

— Quoi ? quelle conversation ? dit Levine en fermant à demi les yeux après son dîner, avec un sentiment de bien-être et de repos, et incapable de se rappeler la discussion de la veille.

— Je trouve que tu as en partie raison. La différence de nos opinions tient à ce que tu prends l’intérêt personnel pour mobile de nos actions, tandis que je prétends que tout homme arrivé à un certain développement intellectuel doit avoir pour mobile l’intérêt général. Mais tu es probablement dans le vrai en disant qu’il faut que l’action, l’activité matérielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta nature, comme disent les Français est primesautière : il te faut agir énergiquement, passionnément, ou ne pas agir du tout. »