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d’esprit ; il voyait en lui un homme doué des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général ; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l’âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu’il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance ?

Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, quand celui-ci passait l’été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu’il avait à faire et à surveiller : tandis que son frère ne songeait qu’à se reposer. Bien que Serge n’écrivît pas, l’activité de son esprit était trop incessante pour qu’il n’eût pas besoin d’exprimer à quelqu’un, sous une forme concise et élégante, les idées qui l’occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.

Serge se couchait dans l’herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.

« Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse ! Je n’ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule. »

Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder ; il savait qu’en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail ; il savait