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« Dolly ! » dit-il doucement, d’un ton triste et soumis.

Elle jeta un rapide coup d’œil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur et de santé : « Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi ! Ah ! que cette bonté qu’on admire en lui me révolte ! » Et sa bouche se contracta nerveusement.

« Que me voulez-vous ? demanda-t-elle sèchement.

— Dolly ! répéta-t-il ému, Anna arrive aujourd’hui.

— Cela m’est fort indifférent ; je ne puis la recevoir.

— Il le faut cependant, Dolly.

— Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en ! » cria-t-elle sans le regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique.

Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu’il entendit ce cri désespéré, sa respiration s’arrêta, quelque chose lui monta au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.

« Mon Dieu, qu’ai-je fait, Dolly ? au nom de Dieu. » Il ne put en dire plus long, un sanglot le prit à la gorge.

Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui.

« Dolly, que puis-je dire ? une seule chose : pardonne ! Souviens-toi : neuf années de ma vie ne peuvent-elles racheter une minute… »