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vert de sueur, d’inutiles efforts pour se relever ; elle gisait à terre et se débattait comme un oiseau blessé : par le mouvement qu’il avait fait en selle, Wronsky lui avait brisé les reins ; mais il ne comprit sa faute que plus tard. Il ne voyait qu’une chose en ce moment : c’est que Gladiator s’éloignait rapidement, et que lui il était là, seul, sur la terre détrempée, devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa tête et le regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la bride. La pauvre bête s’agita comme un poisson pris au filet, et chercha à se redresser sur ses jambes de devant ; mais, impuissante à relever celles de derrière, elle retomba tremblante sur le côté. Wronsky, pâle et défiguré par la colère, lui donna un coup de talon dans le ventre pour la forcer à se relever ; elle ne bougea pas, et jeta à son maître un de ses regards parlants, en enfonçant son museau dans le sol.

« Mon Dieu, qu’ai-je fait ? hurla presque Wronsky en se prenant la tête à deux mains. Qu’ai-je fait ? »

Et la pensée de la course perdue, de sa faute humiliante et impardonnable, de la malheureuse bête brisée, tout l’accabla à la fois. « Qu’ai-je fait ? »

On accourait vers lui, le chirurgien et son aide, ses camarades, tout le monde. À son grand chagrin, il se sentait sain et sauf.

Le cheval avait l’épine dorsale rompue ; il fallut l’abattre. Incapable de proférer une seule parole, Wronsky ne put répondre à aucune des questions qu’on lui adressa ; il quitta le champ de courses, sans