Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/271

Cette page a été validée par deux contributeurs.

loir parler. Enfin elle se leva avec effort et le repoussa :

« Tout est fini ; il ne me reste plus que toi, ne l’oublie pas.

— Comment oublierais-je ce qui fait ma vie ! Pour un instant de ce bonheur…

— Quel bonheur ! s’écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur si profond, qu’elle lui communiqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un mot, pas un mot de plus ! »

Elle se leva vivement et s’éloigna de lui.

« Pas un mot de plus ! » répéta-t-elle avec une morne expression de désespoir qui le frappa étrangement, et elle sortit.

Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l’impossibilité d’exprimer la honte, la frayeur, la joie qu’elle éprouvait ; plutôt que de rendre sa pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préférait se taire. Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments ne lui vinrent pas davantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les impressions de son âme. « Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout cela maintenant : plus tard, quand je serai plus calme. » Mais ce calme de l’esprit ne se produisait pas ; chaque fois que l’idée lui revenait de ce qui avait eu lieu, de ce qui arriverait encore, de ce qu’elle deviendrait, elle se sentait prise de peur et repoussait ces pensées.

« Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme. »