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« Anna, il faut que je te mette sur tes gardes.

— Sur mes gardes ? Pourquoi ? »

Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu’un qui ne l’eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu’il ne pouvait déroger à aucune de ses habitudes sans qu’elle en demandât la cause, qui savait que le premier mouvement d’Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs et ses peines, pour lui, le fait qu’elle ne voulût rien remarquer de son agitation, ni parler d’elle-même, était très significatif. Cette âme, ouverte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait même, au ton qu’elle prenait, qu’elle ne le dissimulait pas, et qu’elle disait ouvertement : « Oui, c’est ainsi que cela doit être, et que cela sera désormais. » Il se fit l’effet d’un homme qui rentrerait chez lui pour trouver sa maison barricadée. « Peut-être la clef se retrouvera-t-elle encore », pensa Alexis Alexandrovitch.

« Je veux te mettre en garde, dit-il d’une voix calme, contre l’interprétation qu’on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton étourderie : ta conversation trop animée ce soir avec le comte de Wronsky (il prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l’attention. »

Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impénétrables d’Anna et, tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et oiseuses.

« Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n’y