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avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l’une et l’autre ; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l’abaissement de Dolly restaient sur le cœur de sa pauvre sœur. Dolly comprit de son côté qu’elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d’avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d’aimer le premier et de haïr l’autre. Kitty ne parla que de l’état général de son âme.

« Je n’ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t’imaginer combien tout me paraît vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l’esprit !

— Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir ? demanda Dolly en souriant.

— Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n’est pas de la tristesse, ni de l’ennui. C’est bien pis. On dirait que tout ce qu’il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment t’expliquer cela ? Papa m’a parlé tout à l’heure : j’ai cru comprendre que le fond de sa pensée est qu’il me faut un mari. Maman me mène au bal : il me semble que c’est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables : j’ai toujours l’impression qu’ils prennent ma