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gaiement et il se dit en souriant : « Oui, c’était agréable, très agréable, mais cela ne se raconte pas en paroles et ne s’explique même plus clairement quand on est réveillé. » Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre par l’entrebâillement d’un store, il posa les pieds à terre, cherchant comme d’habitude ses pantoufles de maroquin brodé d’or, cadeau de sa femme pour son jour de naissance ; puis, toujours sous l’empire d’une habitude de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de chambre à la place où elle pendait d’ordinaire. Ce fut alors seulement qu’il se rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet ; le sourire disparut de ses lèvres et il fronça le sourcil. « Ah, ah, ah ! » soupira-t-il en se souvenant de ce qui s’était passé. Et son imagination lui représenta tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue où il se trouvait par sa propre faute.

« Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que je suis cause de tout, de tout, et que je ne suis pas coupable ! Voilà le drame. Ah, ah, ah !… » répétait-il dans son désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que lui avait laissées cette scène.

Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du spectacle, heureux et content, avec une énorme poire dans la main pour sa femme, il n’avait pas trouvé celle-ci au salon ; étonné, il