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de quoi avait-il à rougir ? — Et moi, de quoi serais-je honteuse ? » se demanda-t-elle en s’appuyant au dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à papier dans ses mains. Qu’avait-elle fait ? Elle passa en revue ses souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux ; y avait-il là rien dont elle dût être confuse ? Et cependant le sentiment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu’une voix intérieure lui disait à propos de Wronsky : « Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, chaud. — Quoi, qu’est-ce que cela signifie ? — se demanda-t-elle en changeant de place sur son fauteuil d’un air résolu, — aurais-je peur de regarder ces souvenirs en face ? Qu’y a-t-il, au bout du compte ? Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n’est les relations que l’on a avec tout le monde ? » Elle sourit de dédain et reprit son livre, mais décidément elle n’y comprenait plus rien. Elle frotta son couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux s’ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose l’étouffer, les images et les sons prendre une importance exagérée dans la demi-obscurité du wagon. Elle se demandait à chaque instant dans quel sens on marchait, si c’était en avant, à reculons, ou si l’on était arrêté.