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fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé ; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance ; elle se rappela l’amour qu’il lui témoignait, et la joie entra dans son âme. Elle remit la tête sur l’oreiller en souriant à son bonheur.

« C’est triste, triste ! mais je n’y peux rien, ce n’est pas ma faute ! » se disait-elle, quoiqu’une voix intérieure lui répétât le contraire ; devait-elle se reprocher d’avoir attiré Levine ou de l’avoir refusé ? elle n’en savait rien : ce qu’elle savait, c’est que son bonheur n’était pas sans mélange. « Seigneur, ayez pitié de moi ; Seigneur, ayez pitié de moi ! » pria-t-elle jusqu’à ce qu’elle s’endormît.

Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.

« Ce que c’est ? Voilà ce que c’est, — criait le prince en levant les bras en l’air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée. — Vous n’avez ni fierté ni dignité ; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.

— Mais au nom du ciel, prince, qu’ai-je donc fait ? » disait la princesse, presque en pleurant.

Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d’ordinaire, tout heureuse