Page:Tolstoï - Anna Karénine, 1910, tome 1.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’amour n’a pas pu donner l’amour, a été un trompeur ; a profité de l’état général des mœurs et des préjugés pour commettre une manière de vol, et a mérité le malheur, qui n’est pas autre chose qu’un châtiment. Il laisse Anna suivre sa destinée. Il se sépare d’elle. Il vivra sans foyer comme il est juste que vive l’homme qui n’a pas bâti son foyer sur les lois éternelles de la sage nature.

Mais Anna sera-t-elle récompensée et heureuse ? Oh ! non pas ! Elle aussi a été coupable, non pas plus que lui, — Tolstoi ni moi ne voudrions que l’on dît cela, — mais autant : elle est un peu coupable d’avoir épousé celui qu’elle n’aimait pas ; elle est coupable, surtout, d’avoir violé la foi jurée, un serment qu’elle a eu tort de prêter, mais que, l’ayant prêté, elle devait tenir. Elle sera punie aussi terriblement que son mari. Elle sera punie en s’apercevant que son amant se repent de l’avoir aimée et par conséquent ne l’aime plus guère ; en s’apercevant qu’elle est pour son amant un poids lourd, une charge, une croix, et qu’il lui en voudra toute sa vie de la faiblesse qu’elle a eue pour lui à cause des conséquences de cette faiblesse. Sa vie, à elle aussi, est brisée.

Son amant, Vronski, est un être léger, frivole et aimable. Il a ce défaut assez commun de ne vivre que dans le moment présent d’être un “ momentané ” et de ne pouvoir ni recevoir des leçons du passé ni jeter des prévisions sur l’avenir. Il s’est donné un