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Les roues tournent de plus en plus vite ; aux dos de Vassili et de Philippe qui agitent impatiemment les guides, je remarque qu’ils ont peur aussi. La britchka descend rapidement la pente et frappe le pont de bois ; j’ai peur de faire le moindre mouvement et j’attends notre perte commune.

Crrrac !… le palonnier se décroche, et malgré les coups formidables et ininterrompus, nous sommes forcés de nous arrêter au pont.

La tête appuyée au bord de la britchka, avec un battement de cœur qui arrête ma respiration, je suis avec anxiété les mouvements des gros doigts noirs de Philippe qui, lentement, fait un nœud et arrange les guides, en poussant de côté le cheval, par la main et le manche du fouet.

Le sentiment de peur et de tristesse grandissait en moi avec l’orage, mais quand arriva le moment de calme majestueux qui précède ordinairement l’apogée de l’orage, ce sentiment atteignit un tel degré que je fus convaincu qu’encore un quart d’heure et je mourrais d’émotion. À ce moment même, au-dessous du pont, apparaît subitement, dans une chemise sale et trouée, une créature humaine, haletante, au visage bouffi, hébété, à la tête nue, rasée, aux pieds difformes et décharnés, et à laquelle tient lieu de main un petit morceau de bois rougeâtre, malpropre, qu’il tend droit vers la britchka. « La charité, au nom du Christ ! » clame