Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol9.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était le prince André.

— Ah ! c’est vous ? dit Pierre d’un ton distrait et mécontent. Moi, voilà, je travaille, fit-il en montrant le cahier, et de cet air d’échapper aux misères de la vie, avec lequel les malheureux regardent leur travail.

Le prince André, le visage brillant, enthousiaste, transformé, s’arrêta devant Pierre et, sans remarquer son air triste, avec l’égoïsme du bonheur, lui sourit.

— Eh bien, mon ami ? dit-il. Hier je voulais te parler et aujourd’hui je suis venu chez toi pour cela. Jamais je n’ai éprouvé rien de pareil. Je suis amoureux, mon ami.

Pierre, tout à coup soupira lourdement et laissa tomber son gros corps sur le divan, près du prince André.

— De Nathalie Rostov, hein ? — dit-il.

— Oui, oui, de qui donc, sinon d’elle ? Je ne l’aurais jamais cru, mais ce sentiment est plus fort que moi. Hier, j’étais tourmenté, j’ai souffert ; mais je ne donnerais cette souffrance pour rien au monde. Auparavant je ne vivais pas. C’est seulement maintenant que je vis, mais je ne puis vivre sans elle. Mais peut-elle m’aimer ? Je suis vieux pour elle… Pourquoi donc ne dis-tu rien ?…

— Moi ? Moi ? que vous avais-je dit ? fit tout à coup Pierre ; — et, se levant, il se mit à marcher dans la chambre. — Je l’avais toujours pensé…