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ligne et il savait que tôt ou tard il la franchirait. Mais une terreur quelconque, incompréhensible le saisissait à l’idée seule de ce terrible pas. Des milliers de fois, au cours de ces six semaines, durant lesquelles il se sentait entraîné de plus en plus dans ce gouffre qui l’effrayait, Pierre se disait : « Mais quoi ! Il faut une décision… ne l’ai-je pas prise ? » Il voulait se décider, mais sentait avec effroi que dans ce cas, il n’avait pas cette résolution qu’il savait être en lui et qui en effet y était. Pierre était de ces hommes qui sont forts seulement quand ils se sentent la conscience tout à fait pure. Et depuis qu’il était empoigné du désir qu’il avait ressenti en examinant la tabatière chez Anna Pavlovna, le sentiment méconnu de l’ignominie d’un tel désir paralysait toute sa résolution.

Pour la fête d’Hélène, le prince Vassili convia une petite société des personnes les plus intimes, comme disait la princesse : parents et amis. À tous ces parents et amis on avait donné à comprendre qu’en ce jour, le sort de celle qu’on fêtait devait se décider. Les hôtes étaient assis devant la table pour le souper. La princesse Kouraguine, une femme massive, monumentale, autrefois très belle, était assise à la place de la maîtresse de la maison. De chaque côté d’elle se trouvaient les hôtes les plus honorés : un vieux général avec sa femme, et Anna Pavlovna Schérer. Au bout de la table étaient placés les hôtes les plus jeunes et