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roue qui se confondit pour elle avec tout ce qui suivit.

La princesse Marie s’approcha de lui, avança son visage et quelque chose se déchira en elle. Ses yeux cessaient de voir. Au visage de son père, pas triste, pas abattu, mais méchant et qui se contenait avec efforts, elle comprit qu’un terrible malheur tombait sur elle et l’étouffait, le pire malheur de la vie, un malheur encore inéprouvé, irréparable, incompréhensible : la mort d’une personne aimée.

Mon Père ! André ! — s’écria la princesse disgracieuse, gauche, avec un tel charme de tristesse et d’oubli de soi-même, que le père ne soutint pas son regard et se détourna en sanglotant.

— J’ai reçu des nouvelles. Il n’est ni parmi les prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzov écrit ! prononça-t-il d’une voix perçante, comme s’il désirait par ce cri chasser la princesse. — Il est tué.

La princesse ne tomba pas, n’eut pas de syncope. Elle était déjà pâle, mais à ces paroles son visage se changea, quelque chose brilla dans ses beaux yeux rayonnants, comme si la joie, une joie supérieure, indépendante des tristesses et des joies de ce monde, se répandait au-dessus de la douleur profonde qui était en elle. Elle oubliait la crainte que lui inspirait son père ; elle s’approcha de lui, lui prit la main et l’attira vers elle en enlaçant son cou sec, veineux.