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Géographiquement ils étaient transportés à cinq mille verstes, dans un milieu tout différent, étranger, mais moralement, ce soir, ils étaient encore chez eux, tels que les avait façonnés une vie de famille particulière, longtemps isolée. Demain ce sera déjà autrement. Piotr Ivanovitch s’assit près du samovar et alluma sa pipe. Il n’était pas gai.

— Eh bien, nous sommes arrivés, — dit-il, — et je suis heureux de ne voir personne ce soir, la dernière soirée que nous passerons encore en famille. Après ces paroles il avala une grande gorgée de thé.

— Pourquoi la dernière, Pierre ?

— Pourquoi ? parce que les aiglons ont appris à voler. Ils doivent faire leur nid eux-mêmes, et, d’ici, ils s’envoleront chacun de leur côté…

— Quel enfantillage, — dit Sonia en lui prenant son verre et souriant de son sourire coutumier. — Le vieux nid est superbe.

— Le vieux nid est un triste nid. Le vieux n’a pas pu le construire ; il est tombé en cage. C’est dans la cage qu’il a eu ses petits et on l’a laissé partir seulement quand ses ailes le portaient mal. Non, les aiglons doivent se faire un nid plus haut, meilleur, plus près du soleil. Ils ont des enfants pour que l’exemple leur serve. Et le vieux, tant qu’il ne sera pas aveugle, regardera et quand il le deviendra, il écoutera… Verse du rhum ; encore, encore, assez.