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sabots ont tombé, j’ai eu des tumeurs, mes jambes se sont courbées, mon poitrail s’est enfoncé, et tout mon corps est devenu mou et faible. On me vendit à un maquignon. Il me fit manger des carottes et encore quelque autre chose, il me fit méconnaissable afin de pouvoir tromper sur mon compte quelqu’un peu connaisseur. Je n’avais ni force, ni allure.

En outre, le maquignon me tourmentait ainsi : aussitôt que venaient des acheteurs, il entrait dans mon écurie et commençait à me frapper avec un grand fouet et à m’effrayer, si bien qu’il m’amenait jusqu’à la fureur. Ensuite, il effaçait les traces du fouet et me faisait sortir.

Une vieille femme m’acheta chez le maquignon. Elle allait toujours à l’église Saint-Nicolas et faisait fouetter son cocher. Le cocher pleurait dans ma stalle, et je reconnus que les larmes ont un goût agréable, salé. Puis la vieille mourut. Son gérant me prit à la campagne et me vendit à un marchand du village. Une fois, ayant mangé trop de froment, je tombai malade et devins pire. On me vendit à un paysan. Là, je labourais et mangeais à peine ; on me blessa la patte avec une faux. De nouveau, je tombai malade. Un bohémien m’échangea. Il me fit souffrir horriblement et enfin me vendit au gérant d’ici. Et maintenant je suis là… »

Tous se turent, la pluie commençait à tomber.