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sauf eux-mêmes, et pour cela tous les aimaient. Théophane était vêtu d’une blouse rouge, d’un pantalon de coton et d’une poddiovka[1]. Je l’aimais quand, aux jours de fêtes, pommadé, en poddiovka, il entrait dans l’écurie et criait :

— « Eh bien, animal, as-tu oublié ! » Et il me poussait la jambe avec le manche de la fourche. Il ne poussait jamais fort, mais pour plaisanter. Moi, je comprenais aussitôt la plaisanterie et, en couchant l’oreille, je claquais des dents.

Chez nous, il y avait un trotteur noir ; la nuit on m’attelait avec lui. Ce Polkane ne comprenait pas la plaisanterie ; il était tout simplement méchant comme un diable Je me trouvais à côté de lui, dans l’écurie, et il lui arrivait de me mordre pour tout de bon. Théophane n’avait pas peur de lui. Il lui arrivait de s’approcher et de pousser un cri ; on aurait dit qu’il voulait le tuer. Non, rien, et Théophane lui mettait le licou.

Une fois, étant attelé avec lui, nous nous sommes emballés au Pont-des-Maréchaux. Ni le maître, ni le cocher n’étaient effrayés. Ils riaient, criaient après les gens, se retournaient en se retenant, et comme ça, personne n’était écrasé. À leur service j’ai perdu mes meilleures qualités et la moitié de ma vie. C’est là qu’on m’a gavé de breuvage et abîmé les jambes…

  1. Vêtement long sans manches qu’on met en dessous du caftan.