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moi. Si j’avais la force, est-ce que je t’enrôlerais ? Dieu m’a envoyé un bonheur et je n’ai pas hésité. Voici le papier, — dit-il en mettant la quittance sur la table, et l’étalant soigneusement avec ses doigts courbés qui ne se redressaient plus.

Tous les paysans de Pokrovskoié, les ouvriers du marchand et même des étrangers étaient entrés de la cour dans l’izba. Tous devinèrent de quoi il s’agissait, mais personne n’interrompait le discours solennel du vieillard.

— Voici le papier. J’ai donné quatre cents roubles. Ne reproche rien à ton oncle.

Iluchka s’était levé mais ne savait que dire. Ses lèvres tremblaient d’émotion. La vieille mère s’approchait de lui en sanglotant et voulait se jeter à son cou, mais le vieux, lentement, impérieusement, l’écarta de la main et continua à parler.

— Tu m’as dit hier un mot, ce mot, c’est comme si tu m’avais plongé un couteau dans le cœur. En mourant, ton père a ordonné que tu fusses un fils pour moi, et si je t’ai offensé, nous vivons tous dans le péché, n’est-ce pas, frères orthodoxes ? — dit-il, s’adressant aux paysans qui étaient autour d’eux ; — voici ta propre mère et ta jeune femme, et voici la quittance. Au diable soit l’argent ! Et pardonnez-moi, au nom du Christ !

Et en levant le pan de son armiak, il se laissa tomber à genoux et salua bas Iluchka et sa femme. Les jeunes gens s’efforçaient en vain de le retenir.