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manteau, s’assit dans la charrette et fouetta sa bête. Doutlov pressait tant la jument que d’un coup elle perdit son ventre[1], et il ne la regardait plus, pour ne pas se laisser attendrir. Il était inquiet à la pensée d’arriver trop tard pour l’enrôlement ; il craignait qu’Ilia ne fût déjà enrôlé et que l’argent du diable ne lui restât entre les mains. Je ne décrirai pas en détails toutes les aventures de Doutlov, je dirai seulement qu’il eut une chance particulière. Chez le propriétaire pour lequel Egor Mikhaïlovitch lui avait donné un billet, il y avait un remplaçant tout prêt, débiteur de vingt-trois roubles, déjà accepté au bureau de l’enrôlement. Le propriétaire voulait pour cet homme quatre cents roubles, et l’acheteur, un petit bourgeois, qui courait déjà depuis trois semaines, proposait trois cents roubles. Doutlov conclut le marché en deux mots : — « Tu prendras trois cent vingt-cinq roubles ? » dit-il en tendant la main, mais avec une telle expression qu’on le voyait prêt à ajouter encore. Le propriétaire ne donnait pas sa main et continuait à demander quatre cents. « Avec vingt-cinq de plus, tu prendras ? » répéta Doutlov en prenant de sa main gauche la main droite du propriétaire, et menaçant de taper. « Tu ne prends pas ?» — « Non !» — « Eh

  1. Effet produit sur la bête par le surmenage d’une course forcée. Les organes se contractent, et les flancs diminuent, se creusent. (Note de l’éditeur.)