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ans nous restâmes le plus souvent en ville. Je n’allai à la campagne qu’une fois, pour deux mois, et la troisième année, nous partîmes à l’étranger.

Nous passâmes l’été aux eaux.

J’avais alors vingt et un ans, notre fortune, était, je crois, florissante. De ma vie de famille, je n’exigeais rien de plus que ce qu’elle me donnait.

Tous ceux que je connaissais, me semblait-il, m’aimaient, ma santé était bonne, j’avais les plus belles toilettes, je me savais belle, le temps était beau, une sorte d’atmosphère de beauté et d’élégance m’entourait et je me sentais très gaie. Je n’étais pas gaie comme à Nikolskoié, quand je me sentais heureuse par moi-même, heureuse parce que j’avais mérité ce bonheur, quand mon bonheur était grand mais devait l’être davantage encore, quand je désirais encore et encore du bonheur. Alors c’était autre chose. Mais cet été aussi, c’était très bien. Je ne voulais rien, n’espérais rien, ne craignais rien, ma vie me semblait pleine, et ma conscience tranquille. Parmi la jeunesse de cette saison, il n’y avait pas un seul homme que j’eusse distingué des autres, même le vieux prince K…, notre ambassadeur, qui ne m’eût fait la cour. L’un était jeune, l’autre vieux, un Anglais, blond, un Français avec une petite barbiche. Tous m’étaient indifférents, mais tous m’étaient nécessaires. Tous avaient des physionomies également indifférentes