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nous avions renoncé à être l’un pour l’autre la créature la plus parfaite au monde, nous nous comparions aux autres, et, en secret, nous nous jugions l’un l’autre. Je tombai malade avant le départ, et au lieu de la campagne nous partîmes aux environs, mon mari seul alla voir sa mère. Quand il partit, j’étais déjà assez remise pour l’accompagner, mais il me supplia de rester, comme s’il craignait pour ma santé. Je sentais qu’il n’avait pas peur pour ma santé, mais qu’il pensait que nous ne serions pas bien à la campagne, et je restai. Lui parti, je sentis le vide, la solitude ; mais dès qu’il revint je constatai qu’il n’ajoutait déjà plus à ma vie ce qu’il y apportait autrefois. Nos anciennes relations, où chacune des idées que je ne lui exprimais pas me pesait comme un crime, où chacun de ses actes, chacune de ses paroles me semblaient l’exemple de la perfection, où nous voulions rire de joie en nous regardant l’un l’autre ; toutes ces relations s’étaient transformées si insensiblement en d’autres, que nous ne l’avions pas remarqué. Chez chacun de nous parurent des intérêts à part, des soucis que nous n’essayions même pas de faire communs, même ce fait, que chacun de nous avait ses connaissances particulières, cessait de nous troubler. Nous nous habituions à cette pensée et une année après nous ne nous sentions même pas gênés quand nous nous regardions. Ses accès de gaieté avec moi, son enfantillage, avaient tout à fait disparu ; disparus