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un conseil et il me semblait déjà savoir ce qu’il allait dire. S’il m’interrogeait, en me regardant dans les yeux, son regard tirait de moi l’idée qu’il désirait. Toutes mes pensées d’alors, tous mes sentiments, n’étaient pas les miens, mais les siens qui tout à coup devenaient miens, passaient dans ma vie et l’éclairaient. Insensiblement pour moi, je commençais à tout regarder avec d’autres yeux : Katia, nos domestiques, Sonia, moi-même, mes occupations. Les livres que je lisais autrefois seulement pour me désennuyer, tout d’un coup, devinrent pour moi l’un des meilleurs plaisirs, et tout cela seulement parce que je causais avec lui des livres lus, parce que nous les lisions ensemble et qu’il me les apportait.

Autrefois, mes occupations avec Sonia, les leçons que je lui donnais, étaient pour moi un devoir pénible que je m’efforcais de remplir par acquit de conscience. Il assista une fois à la leçon, et depuis ce devint pour moi un plaisir de m’intéresser aux progrès de Sonia. Apprendre un morceau entier, auparavant me semblait impossible, et maintenant, sachant qu’il entendrait et qu’il louerait peut-être, je jouais quarante fois de suite le même passage, de sorte que la pauvre Katia se bouchait les oreilles avec de l’ouate… et pour moi ce n’était pas ennuyeux. Je jouais tout autrement les mêmes vieilles sonates, maintenant elles sortaient beaucoup mieux.