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qui ne sais toi-même ce qu’il te faut. Pourquoi, vous tous, quittez-vous votre patrie, vos parents, vos occupations, vos affaires d’argent, et vous entassez-vous dans la petite ville suisse de Lucerne ? Pourquoi tous, ce soir, étiez vous aux balcons, écoutiez-vous avec respect les chansons du petit mendiant ? Et s’il eût voulu chanter davantage vous eussiez encore gardé le silence pour l’écouter. Quoi ? Pourrait-on, même pour un million, vous chasser de votre patrie et vous forcer à venir dans un petit coin de Lucerne ? Pourrait-on, pour de l’argent, vous tenir sur un balcon pendant une demi-heure ? vous forcer à rester silencieux, immobiles ? Non ! mais une seule chose vous fait agir ainsi, une seule chose qui éternellement vous remuera plus fort que tous les autres moteurs de la vie, c’est le besoin de poésie que vous ne reconnaissez pas mais que vous sentez et sentirez toujours, tant qu’il restera en vous quelque chose d’humain. Le mot « poésie » vous semble ridicule, vous l’employez comme une raillerie, vous n’admettez que pour les enfants et les demoiselles naïves l’amour des choses poétiques, et même vous vous en moquez et pour vous, ce qu’il faut, c’est quelque chose de positif. Mais les enfants observent la vie très sainement, ils aiment et savent ce que l’homme doit aimer et ce qui donne le bonheur, et vous, la vie vous a tellement troublés et dépravés, que vous raillez cela seul que vous aimez et que vous cher-