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Et le voilà à Sébastopol. Tout à coup quelque chose l’offusque, il voit qu’il se fait quelque chose qui ne doit pas être. Le chef lui dit tranquillement que lui, ce même garçon que la mère aime tant, de qui, non pas elle seule, mais tous attendent tant de bien, que lui, avec toute sa beauté physique et morale, unique et incomparable, aille là où l’on tue, où l’on mutile des hommes. Le chef ne nie pas qu’il est le même jeune homme que tous aiment et qu’on ne peut pas ne pas aimer, pour qui la vie est la chose la plus importante au monde, il ne nie pas cela, mais dit tranquillement : « Allez et qu’on vous tue. » Le cœur se serre d’une double peur : celle de la mort et celle de la honte ; et feignant qu’il lui importe peu d’aller à la mort ou de rester, il se prépare, feint de l’intérêt pour ce qu’il va voir, et s’intéresse même à son lit de camp et à divers ustensiles. Il va à cet endroit où l’on tue, il va, et il espère qu’on l’a trompé, que là-bas on ne tue pas mais qu’en réalité tout se passe autrement. Mais il suffit de passer une demi-heure aux bastions pour constater que la réalité est encore plus horrible, plus insupportable qu’il ne se l’imaginait. Devant ses yeux, un homme s’épanouissait de joie, débordait d’énergie. Et voilà, un bruit sourd, et ce même homme tombe dans l’ordure des autres, il n’y a plus que la souffrance terrible, le regret et la condamnation de tout ce qui se fait là. C’est horrible, mais il ne faut pas regarder, il ne faut