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prématurée de la souffrance propre à un homme mis en tel état. Quand on lui apporte le brancard et qu’il se met sur le côté non blessé, vous remarquez que cette expression fait place à une sorte d’enthousiasme et à une pensée noble, inexprimée : les yeux brillent avec plus d’éclat, les dents se serrent, la tête, avec effort, se redresse plus haut, et, pendant qu’on le soulève, il arrête le brancard, et, à grand peine, dit à ses camarades d’une voix tremblante : « Frères, pardonnez ! » Il veut dire encore quelque chose et évidemment quelque chose de touchant, mais il répète de nouveau : « Frères, pardonnez ! » À ce moment, un camarade met sur sa tête qu’il tend, son bonnet, et, avec calme et indifférence, en agitant les mains, retourne à son canon. « C’est comme ça, chaque jour, sept ou huit hommes », dit tout en bâillant et en roulant une cigarette de papier jaune l’officier de marine, en réponse à l’expression d’horreur qui s’exprime sur votre visage.

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Vous avez vu ainsi les défenseurs de Sébastopol sur la place même de la défense, et vous retournez jusqu’au théâtre détruit sans faire attention aux obus et aux balles qui continuent à siffler par toute la route. Vous marchez l’esprit tranquille, l’âme élevée. La principale conviction consolante que vous ayez acquise, c’est qu’il est impossible d’ébranler n’importe où la force du peuple russe,