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D’abord nous écoutions Gouskov d’une oreille indulgente, mais après cette nouvelle phrase française nous tous, involontairement, nous détournâmes de lui.

— J’ai joué avec lui un millier de fois et, avouez que c’est étrange, — dit le lieutenant O… en accentuant tout particulièrement le mot étrange — avec lui je n’ai jamais rien gagné. Pourquoi donc est-ce que je gagne avec d’autres ?

— Paul Dmitrievitch joue admirablement, je le connais depuis longtemps, — dis-je.

En effet, je connaissais l’aide de camp depuis quelques années, je l’avais vu souvent tenir un jeu très gros, eu égard aux moyens des officiers, et j’admirais son visage beau, un peu sombre et toujours absolument calme, sa prononciation lente, petite-russienne, ses beaux objets, ses chevaux, sa bravoure et surtout sa façon continue, nette et agréable de conduire le jeu. Maintes fois, je l’avoue, en remarquant ses mains potelées et blanches, à l’index orné de brillants, qui battaient une carte après l’autre, j’étais fâché de cette bague, de ces mains blanches, de toute la personne de l’aide de camp, et il me venait sur son compte de fort mauvaises pensées. Mais ensuite, en raisonnant de sang-froid, je me convainquais qu’il était tout simplement plus intelligent et meilleur joueur que tous ses partenaires. Surtout quand on écoutait ses raisonnements généraux sur le jeu : qu’il ne faut pas reculer