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m’arracher jusqu’à la croix de mon cou ? disait une voix de femme indignée.

— Mais elle n’est restée dans le champ qu’une minute ! reprenait une autre voix. Rends-la moi, te dis-je ! Pourquoi fais-tu souffrir et la bête et les enfants, qui sont sans lait ?

— Paie en argent ou en travail, intervint la voix calme du gérant.

Nekhludov quitta le jardin et s’approcha du perron près duquel se tenaient deux femmes échevelées : l’une d’elles était sur le point d’être mère. Le gérant, la main dans les poches de son paletot de toile écrue, se tenait sur les marches. Quand les femmes aperçurent le maître, elles rajustèrent leurs fichus de tête, et le gérant retira ses mains de ses poches et se mit à sourire.

Voici de quoi il s’agissait : les paysans, au dire du gérant, lâchaient exprès leurs veaux et même leurs vaches dans les prairies seigneuriales. Les vaches de ces deux femmes avaient été prises dans les prés et confisquées. Le gérant exigeait des femmes ou le paiement de trente kopeks par vache ou deux journées de travail. Les femmes affirmaient, premièrement que leurs vaches n’avaient fait qu’entrer ; deuxièmement qu’elles n’avaient pas d’argent ; troisièmement, que si elles promettaient de payer en travail, elles demandaient la restitution immédiate des vaches, qui, depuis le matin sans fourrage, meuglaient plaintivement.