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leur avait payé, un demi-seau d’eau-de-vie ; qu’un de leurs compagnons était mort et qu’ils en ramenaient un autre très malade.

Le malade duquel il parlait était assis dans un coin du même wagon. C’était un tout jeune garçon, maigre, pâle, les lèvres bleuies. Il avait dû gagner les fièvres à travailler dans l’eau. Nekhludov s’approcha de lui, mais le garçon l’accueillit par un regard à la fois si sévère et si plein de souffrance qu’il n’osa pas l’importuner par ses questions ; il conseilla seulement au vieillard de lui acheter un peu de quinine, dont il lui écrivit le nom sur un papier. Il voulut donner l’argent, mais le vieil ouvrier refusa, disant qu’il paierait lui-même.

— J’ai pourtant pas mal voyagé, mais je n’ai jamais rencontré de monsieur comme ça ! Non seulement il ne vous chasse pas, mais il vous cède sa place. C’est qu’il y a des messieurs de toutes sortes ! conclut-il en s’adressant à Tarass.

« Oui, un monde nouveau, tout autre ! » songeait Nekhludov en considérant les membres musculeux et maigres des ouvriers, leurs vêtements grossiers, confectionnés à la maison, leurs visages basanés, bons et fatigués ; et, de toutes parts, il se sentait entouré d’hommes nouveaux, ayant de graves intérêts, les joies et les souffrances d’une vie humaine vraie et laborieuse.

« Le voilà, le vrai grand monde ! » se dit Nekh-