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choc est terrible. La privation de la liberté, les mauvais traitements, le manque d’air et de nourriture, tout cela ne serait rien, on supporterait même des privations trois fois plus fortes sans ce choc moral qu’on éprouve lors d’un premier emprisonnement.

— Vous l’avez éprouvé ?

— Moi ? J’ai été arrêtée deux fois, dit la tante, avec un triste et doux sourire. La première fois, poursuivit-elle, c’était sans motif aucun. J’avais vingt-deux ans, j’étais mère d’un enfant et encore enceinte. La privation de la liberté, la séparation d’avec mon mari et mon enfant m’étaient pourtant bien pénibles, mais cela n’était rien, comparé au sentiment que j’éprouvai quand je compris que j’avais cessé d’être une créature humaine et n’étais plus qu’une chose. Je voulus dire adieu à mon enfant, et l’on m’ordonna de monter en voiture ; je demandai où l’on me conduisait, et l’on me répondit que je le saurais quand je serais arrivée. Je demandai de quoi j’étais accusée, on ne me répondit pas. Et, après l’interrogatoire, quand on m’eût enlevé mes vêtements pour me faire endosser l’habit de prison numéroté, qu’on m’eût fait passer sous des voûtes, poussée dans une porte ouverte puis barricadée, et qu’on se fût éloigné, ne laissant qu’un factionnaire, le fusil à l’épaule, qui se promenait silencieusement et regardait de temps à autre par le judas de ma cellule, un poids