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de la pianiste maigre, osseuse, bourgeonnée, qui accompagnait le violoniste, et lui avait avoué combien cette existence lui était pénible. La pianiste lui avait déclaré aussi qu’elle était lasse de la vie qu’elle menait, et Clara s’étant alors approchée, elles avaient décidé toutes trois de renoncer à cette existence. Elles pensaient que c’était fini pour cette nuit et voulaient se séparer quand on entendit de l’antichambre des voix de clients pris de boisson. Le violoniste avait entamé une ritournelle, la pianiste s’était mise à accompagner l’air russe, très gai, de la première figure d’un quadrille ; un petit homme ivre, en habit et cravate blanche, infectant le vin et hoquetant, avait pris Maslova par la taille ; un autre homme, barbu, également en habit (ils revenaient d’un bal), avait saisi Clara, et longtemps on avait tourné, crié, bu… Ainsi s’était passée une année, puis deux, puis trois. Comment ne pas changer ! Et l’unique cause de tout cela c’était lui. Et tout d’un coup, en elle se souleva sa haine ancienne contre lui. Elle aurait voulu pouvoir l’insulter, l’accabler de reproches, et elle s’en voulut d’avoir laissé perdre, ce jour même, l’occasion de lui dire encore une fois quelle le connaissait bien, qu’elle ne lui céderait pas, qu’elle ne lui permettrait pas d’abuser cette fois de son âme comme il avait abusé de son corps, ni de lui servir de prétexte à montrer sa générosité. Et pour se délivrer de ce sentiment