Page:Tolstoï - Œuvres complètes, vol36.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

situation ; nous ne l’apercevons pas, parce que le cercle de ces hommes est grand, et que nous en faisons partie.

Cette conception de la vie et de sa place dans le monde s’était faite en Maslova. Prostituée, condamnée au bagne, elle ne s’en faisait pas moins une conception de la vie propre à justifier sa conduite et même à s’enorgueillir devant les autres de sa condition.

Cette conception reposait sur l’idée que le plus grand bonheur de tous les hommes sans exception, — vieux, jeunes, collégiens, généraux, savants, ignorants, — consiste dans la possession charnelle des jolies femmes. De sorte que tous les hommes, bien que feignant d’être occupés par d’autres soins, en réalité ne désirent que cela. Se sachant une femme agréable, et apte à satisfaire ou non, à volonté, ce désir des hommes, elle se jugeait par cela même très utile et importante. Tout dans sa vie actuelle, comme dans sa vie passée, ne faisait que confirmer la justesse de cette conception.

Partout, depuis dix ans, à commencer par Nekhludov et le vieux policier jusqu’aux gardiens de la prison, elle avait vu que tous les hommes avaient besoin d’elle. Ceux qui n’avaient pas ce désir, elle n’avait jamais pris la peine de les remarquer. Ainsi le monde entier lui apparaissait comme une réunion d’hommes épris de