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voir en prison, lui avait raconté combien son client préféré, un étudiant, avait été désolé de ne plus la retrouver chez la Kitaieva, combien il avait questionné sur elle, et combien il la plaignait. Elle se souvint de la rixe avec la rousse et en eut pitié ; elle se souvint du boulanger qui lui avait envoyé un pain en plus. Elle se souvint de beaucoup d’autres, Nekhludov excepté. Elle ne pensait jamais à son enfance, à sa jeunesse, et surtout à son amour pour Nekhludov. Ces souvenirs étaient trop pénibles. Elle les avait enfouis au plus profond de son âme. Même en rêve, elle ne voyait jamais Nekhludov. Aujourd’hui, au tribunal, elle ne l’avait pas reconnu, non parce que, la dernière fois qu’elle l’avait vu, il était en uniforme, sans barbe, avec une petite moustache, des cheveux courts et abondants tandis que, maintenant, il avait vieilli et portait toute sa barbe, mais parce qu’elle n’avait jamais pensé à lui. Tous les souvenirs de sa rencontre avec lui avaient été ensevelis dans cette terrible nuit noire où il était passé, à son retour de la guerre, sans s’arrêter chez ses tantes.

Avant cette nuit, tant qu’elle avait espéré revoir Nekhludov, la pensée de l’enfant qui allait naître, loin de la chagriner, au contraire, la rendait joyeuse, et elle s’attendrissait aux mouvements qu’elle sentait parfois dans son sein. Mais depuis cette nuit tout était changé. Et l’enfant prêt à naître ne devait plus être désormais qu’une entrave.