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Kitaieva, — c’est une personne très instruite et qui a du chic. Elle a été élevée dans une famille noble, et sait même lire le français. Peut-être lui est-il arrivé de boire un peu trop, mais jamais au point de s’oublier. Une jeune fille tout à fait bien.

Katucha regardait la tenancière, mais tout d’un coup ses yeux se tournèrent vers les jurés, s’arrêtèrent sur Nekhludov, et son visage devint grave, même sévère. Un de ses yeux sévères louchait. Pendant un temps assez long cet étrange regard resta posé sur Nekhludov, et, malgré son effroi, celui-ci ne pouvait détacher sa vue de ces yeux qui louchaient et dont le blanc étincelait. Il se remémora l’affreuse nuit, le craquement de la glace, le brouillard, et surtout cette lune échancrée, renversée, qui, se levant au matin, avait éclairé quelque chose de sombre et de terrible. Et ces deux yeux noirs, rivés aux siens, lui rappelaient vaguement cette chose noire et terrible.

« Elle m’a reconnu », — songea-t-il. Et Nekhludov se renfonça dans son siège, attendant le choc. Mais elle ne l’avait pas reconnu. Elle soupira tranquillement, et, de nouveau, fixa le président. Nekhludov songeait aussi. « Ah ! que cela finisse plus vite », Il éprouvait une impression souvent déjà ressentie à la chasse, alors qu’il s’agissait d’achever un oiseau blessé : de la répulsion, de la pitié, du chagrin. L’oiseau blessé se débat dans la carnassière, à la fois on ressent du dégoût,