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sous ses fenêtres, et je ne me rendais pas compte de ce qui se passait en moi.

» Le 18, notre Compagnie est allée à l’expédition ; j’ai passé trois jours hors de la stanitza, j’étais triste, indifférent à tout. Dans le détachement, les chants, les jeux, les orgies, les racontars sur les décorations me dégoûtaient encore plus qu’à l’ordinaire. Aujourd’hui, je suis revenu à la maison ; je l’ai aperçue, j’ai vu ma cabane, l’oncle Erochka, les montagnes, la neige, et un tel sentiment de joie nouveau, fort, m’a saisi, que j’ai compris tout. J’aime cette femme d’un amour vrai, pour la première et l’unique fois de ma vie, je sais ce qui se passe en moi. Je n’ai pas peur de m’humilier par ce sentiment. Je n’ai pas honte de mon amour, j’en suis fier… je ne suis pas coupable ; si je l’aime, ce fut contre ma volonté.

» J’ai fui mon amour dans le sacrifice de moi-même. Je m’imaginais la joie dans l’amour du Cosaque Loukachka avec Marianka, et je n’ai fait qu’aviver mon amour et ma jalousie. Ce n’est pas un amour idéal, qu’on appelle supérieur, éprouvé déjà auparavant ; ce n’est pas ce sentiment d’entraînement, dans lequel on admire son amour, où l’on porte en soi la source de son sentiment et fait tout soi-même. J’ai éprouvé cela aussi. C’est encore moins le désir de la jouissance ; c’est autre chose. Peut-être aimé-je en elle la nature, la personnification de tout ce qui est beau dans la na-